
C’est la rentrée. Et cela fait surtout un an que je n’ai pas alimenté ce blog. Un an que je suis rentrée de New York. Un an pendant lequel je me suis demandée si la « cityzen girl » que j’avais créée dans l’atmosphère new-yorkaise avait encore quelque chose d’intéressant à raconter.
A ce stade, et pour que ce post soit compris, je dois faire preuve d’un peu de transparence. Je suis partie à New York autant par curiosité intellectuelle et personnelle que par insatisfaction de la vie nomade que je menais jusqu’alors. Car pendant deux ans, et jusqu’à il y a quelques mois, je vivais à cheval (« à TGV » serait plus juste si l’expression existait) entre une ville du nord-ouest parisien, connue principalement pour son maire sulfureux et corrompu, et une ville des Alpes, aussi connue pour son maire mais dans un style plus sobre et (radicalement) écologiste.
Dans la première ville il y a mon couple, et ma famille, dans la seconde mon travail. Heureusement j’ai des ami.e.s dans les deux 😉 Chacune m’apporte son lot de découvertes. Chacune fait de moi celle que je suis. J’ai toujours aimé bouger, prendre le train et, depuis peu, l’avion. Je n’ai jamais pensé que la mobilité, qui jusqu’ici avait fait ma force, se transformerait en faiblesse, voire qu’on m’en ferait le reproche.
Je ne pourrais pas vivre ailleurs qu’en ville, et pourtant, j’ai toujours des bouffées d’émotions et un sentiment d’apaisement (même s’il n’excède pas 48h…;-) ) quand je reviens à la campagne, où j’ai grandi de mes 6 mois à mes 18 ans, dans un village de moins de 1000 habitants. Qu’on ne me fasse donc pas le reproche du snobisme parisien…! Certes, je suis parisienne de naissance et d’adoption, mais je suis sensible à la chaleur froide des villes de montagne, et à l’effet « cocon » qu’elles procurent. Cependant, après une période test de deux ans (car je suis allée m’installer un temps dans la ville où j’avais obtenu mon poste), j’ai compris que la randonnée n’était pas un sport pour moi…
Pour plein de raisons, je me rends compte aujourd’hui, et je le regrette, que ces deux villes (et ces deux vies) ne peuvent pas être réconciliées.
Mais pour plein de raisons, je ne pense pas que je devrais choisir entre mon couple, ma famille et mon métier, et donner raison aux conservateurs en tout genre, qu’ils soient stakhanovistes du travail ou militants de la cellule familiale, comme si, encore aujourd’hui, à l’heure du télétravail, de MeToo et de la transformation numérique de nos sociétés, le débat se posait en ces termes.
Je ne suis pas la seule dans ce cas. Nous sommes des dizaines, des centaines, des milliers de gens qui remplissons quotidiennement les trains de la SNCF. D’après l’INSEE, nous serions près de 17 millions de « navetteurs » …. ! Dans le milieu universitaire, on nous appelle les « turbo-profs » ou « profs-TGV », signe que mon cas est loin d’être isolé puisqu’il a un nom, une étiquette, et renvoie donc à un phénomène social plus large. Notre préoccupation n’est pas le prix de l’essence, mais celui de la carte Fréquence – remplacée depuis peu par la carte « Liberté » dans la novlangue de la SNCF –. Ajoutée au prix des billets de train, celle-ci fait grimper mon budget transport à environ 400 euros par mois soit 20% de mon salaire.
Je n’ai sociologiquement pas grand-chose à voir avec les Gilets Jaunes, mais je partage leur colère d’être soumis (car il n’y a pas d’autre mot) à l’augmentation du prix des transports, sans avoir leur mot à dire à une époque où même les budgets sont participatifs, et sans que leur employeur ne contribue à cet effort. Cela participe d’une régression sociale souterraine qui consiste à payer pour aller travailler.
A la source d’une colère, il y a souvent le constat, tardif dans mon cas, d’une contradiction, pour ne pas dire d’un mensonge. Dans une époque qui vante la mobilité (et dans les dossiers d’avancement ce mot figure en permanence en gros et en gras), tout est fait pourtant pour nous assigner à résidence et nous faire porter la responsabilité et le coût de nos « déplacements ». Car selon les gardien.ne.s du temple, et ils sont partout, pas seulement à l’université, nous avons « choisi ».
Choisi d’habiter à la campagne ou en ville, choisi ce métier plutôt qu’un autre, choisi cet homme ou cette femme, choisi d’avoir un enfant, choisi d’avoir une carrière, choisi de se séparer puis de recomposer une famille, etc.
Sans doute est-ce bon pour le budget de l’État et de la SNCF. Ce qui est sûr, c’est ce que n’est bon ni pour ma sérénité affective, ni pour ma sécurité financière.
New York a donc incarné une émancipation, une parenthèse, où l’amour, l’amitié et une partie de mon travail ont pu être réunis. Donc oui, le retour a été « un peu » dur et l’un des effets (pas le plus grave… 😉 ) en a été l’interruption de ce blog et un sentiment mêlé de fatigue et d’un retour un peu déceptif au réel.
Fatigue due au réveil matinal pour attraper le premier TGV, et à la course pour ne pas rater le dernier.
Déception due aux reproches de certains collègues de ne pas m’investir assez dans la « vie » de l’institution et de ne pas prendre ma part des « responsabilités administratives ». Celles-ci n’ont souvent pas grand chose à voir avec le métier d’enseignant-chercheur (voire l’entravent) mais elles semblent désormais s’être imposées comme « le » critère d’avancement, primant même sur la qualité de nos enseignements et de nos publications.
Fatigue de courir les trains et les salles de cours en étant enceinte et en ayant peur de mettre en danger la santé de mon bébé.
De l’enseignante-chercheuse modèle que j’ai d’abord été (ou cru être 😉 ), je suis rapidement devenue la passagère clandestine. Celle qui profite de l’institution sans prendre sa part du fardeau. Peu importe que les évaluations de mes étudiant.e.s soient élogieuses, que j’ai publié des articles en mettant l’institution dans ma signature, et que j’essaie systématiquement d’assister aux réunions en visio-conférence. Je ne suis pas suffisamment « là ». J’essaie d’y voir un compliment dans ce désir vif manifesté par certains collègues de me voir en chair et en os…Plus sérieusement, je regrette moi aussi par moment de ne pas pouvoir échanger plus souvent autour d’un café ou d’un verre. Mais j’ai aussi été surprise et déçue de voir l’énergie mesquine déployée par certaines personnes, fort heureusement minoritaires, pour me faire payer cette mobilité et le fait de ne pas habiter « sur place ». Une collègue me demandait ainsi de manière péremptoire si je me voyais vraiment continuer à faire des allers-retours avec un petit bébé ? Je ne pense pas qu’elle m’aurait posé la question si j’avais été un homme, mais sans doute que j’aurais l’occasion d’écrire un autre post sur les contradictions de certaines femmes en matière de féminisme.
En passant, je tiens à préciser que je trouve l’obligation de résidence tout à fait justifiée pour certaines professions, notamment en raison du principe de continuité du service public . Si j’étais médecin et qu’on m’appelait parce qu’un patient faisait une hémorragie, je me verrais difficilement répondre « pas de problème, je saute dans un train, j’arrive dans 4h (enfin sauf s’il y a un ralentissement sur la voie) » …
En tant qu’enseignante-chercheuse par contre, j’ai rarement été confrontée à une « urgence » qui nécessite d’être sur place dans l’heure… Mon utilité est inscrite dans le long-terme, et n’a rien à voir avec le lieu où j’habite, tant que je suis présente et disponible pour mes étudiant.e.s et que j’assure mes heures d’enseignement. Quant à ma recherche, elle est « multi-localisée » et nécessite de toute façon que je me déplace. Enfin, à l’heure d’internet et des visio-conférences, je trouve cette obligation de résidence à la fois obsolète et contre-productive pour nombre de professions, dont la nôtre. Si on pousse cette logique jusqu’au bout, elle reviendra in fine à recruter non pas des individus compétents, mais des individus résidents: une autre façon de reconduire, différemment, le localisme pourtant considéré unanimement comme un problème. Encore une fois, ce qui avait pendant longtemps été une force : être mobile, internationalisée, polyvalente et adaptable, est devenu un boulet. Comme si le fait d’être passée de « précaire » à « statutaire » devait désormais rimer avec sédentaire.
Comme beaucoup, j’ai pourtant choisi ce métier pour la liberté qu’il est censé donner, quitte à ce que le « prix à payer » (là encore) soit un salaire moins élevé que d’autres fonctionnaires de grade équivalent. Or la liberté n’est pas juste celle de nos objets de recherche, elle doit aussi être celle de notre mode de vie, tant que nous ne mettons pas l’institution en danger, c’est-à-dire, tant que nous continuons à enseigner, à chercher et à publier et à faire en sorte que ces activités s’articulent de manière harmonieuse, d’où l’importance de certaines fonctions à mi-chemin entre le pédagogique et l’administratif. J’ai aussi toujours pensé que le milieu universitaire se devait d’être un peu avant-gardiste, dans ses idées mais aussi dans ses « moeurs ». Encore aujourd’hui, je trouve curieux qu’avant même de me demander sur quoi je travaille où ce que j’enseigne, on me demande où je vis, comme si c’était ça dans le fond le plus important. Comme si c’était ça qui allait permettre de savoir si j’étais ou non une bonne collègue. Et je ne parle même pas de l’injonction donnée à tous les candidat.e.s à un poste de MCF de bien dire « qu’ils vont venir s’installer ». Pour la petite histoire, et comme je le signalais rapidement en introduction de ce post, j’ai vécu deux ans, dans la ville où j’avais eu mon poste, par choix et curiosité. Et ces deux ans n’ont pas du tout été un calvaire, au contraire. Sans doute ai-je mal joué la sociabilité locale, mais lorsque j’ai annoncé (c’était sans doute une erreur) que je retournais vivre à Paris il y a un peu plus d’un an, pour raisons personnelles, plusieurs collègues m’ont dit avec un air étonné: « Ah mais je ne savais pas que tu t’étais installée, pour moi tu as toujours été parisienne »… 😉 Comme quoi, « être là » est une donnée vraiment relative.
Je ne suis pas la seule à expérimenter cette dichotomie entre lieu de résidence et lieu de travail. Mais comme beaucoup j’ai intériorisé une sorte de culpabilité absurde, qui m’a joué des tours, à commencer par celui de « ne pas trop la ramener », du moins dans un premier temps. Il me semble que les reproches que l’on fait aux turbo-profs sont du même ordre que ceux qu’on a longtemps fait aux femmes qui travaillent, accusées de déserter leur foyer alors qu’au contraire, elles se battaient pour équilibrer leur vie professionnelle et leur vie de famille.
Quand considérera-t-on vraiment la mobilité comme un atout? Quand profitera-t-on de cette richesse d’avoir des collègues un peu partout pour leur demander, par exemple, d’être les « ambassadeurs » de leur institution, d’aller en faire la promotion dans les lycées et de tisser des réseaux un peu partout, de mettre en place des partenariats? On le fait bien pour l’étranger.
Pendant trois ans, j’ai donc reçu de nombreux conseils pour « m’aider » à améliorer ma situation. Ces conseils se résument grosso modo à : « déménage », « change de job », « quitte-le ».
Tous ces conseils étaient fondés, et j’en profite pour remercier sincèrement ma famille, mes ami.e.s et de nombreux collègues, et en premier lieu celles et ceux qui m’ont hébergée et nourrie (!), de leur patience à m’écouter ressasser la même histoire et de leur sincère hospitalité. C’est grâce à eux que j’arrive à en rire. Mais au terme d’une longue réflexion digne du triangle d’incompatibilité de l’économiste Mundell, j’en suis venue à la conclusion qu’aucune de ces trois propositions n’était vraiment une option.
Parce que je préfère la grande ville.
Parce que j’ai beau traverser la rue plusieurs fois par jour je ne trouve pas de travail équivalent plus près.
Parce que je ne veux pas vivre sans mon Parisien, et que j’ai eu beau m’essayer à la randonnée, je n’ai pas rencontré son équivalent en alpiniste. Ah oui, petit détail, j’ai désormais une petite fille dans ma valise à roulettes (le signe distinctif du turbo-prof!). Heureusement, elle ne dort que lorsqu’il y a du mouvement donc je suis assez confiante pour les prochains trajets en TGV…
Peut-être qu’il me faudra effectivement faire un choix, et après tout, ce ne sera pas un drame. Mais ce sera un choix par défaut, dû en grande partie à des institutions conservatrices. D’une main on brandit la mobilité et le changement comme source de modernité et de progrès, de l’autre on agite l’obligation de résidence pour travailler à l’université ou le justificatif de domicile pour l’inscription en crèche et les aides de la CAF…
En écho au titre, ce post de blog n’est ni très structuré, ni très cohérent. Il est à l’image de ma vie ces trois dernières années, incertaine, indécise voire contradictoire par moments, mais aussi drôle et mouvementée.
La rentrée est souvent le moment de se fixer des objectifs. Alors tout en continuant de mettre un cap lointain sur New York, je mets, pour 2020, cap sur la (ré)conciliation.
Il me semble que les obstacles que tu rencontres sont liés à une spécificité de l’institution pour laquelle tu travailles.
Il va falloir du temps pour que les esprits évoluent mais le modèle fonctionne très bien dans certains cas
Je suis en ce moment en video conference avec me collègues. L’un est au bureau en Suède, un autre (notre PDG) chez lui en Floride (alors que notre siège social est dans le new Jersey), encore un depuis sa terrasse au bord d’un lac du Maine et un dernier à Madrid.
il ne viendrait à l’idée de personne de trouver cela incongru.
La semaine prochaine nous serons tous en Afrique du Sud parce que nous avons, cette fois, besoin de nous voir en chair et en os.
Il y a un mois, une collègue de Denver m’a demandé une pause de 10 minutes parce qu’elle avait une machine à étendre.
Les frontières entre lieux et temps pro et perso s’estompent, mais il est probable que certains secteurs soient plus rapides que d’autres
Sois patiente ‘;-)
Merci pour ta lecture et pour ce témoignage qui montre bien que la distance et la mobilité ne sont ni incompatibles avec un travail bien fait, ni avec une vie personnelle équilibrée, ni avec de bonnes relations entre collègues 🙂
Bonjour,
Je suis moi même MCF dans une université de la région parisienne, et le fait est que plusieurs de mes collègues nouvellement recrutés habitent en province. Le souci n’est pas la mobilité per se et ses conséquences mineures (pas de discussion autour d’un café avec les collègues), mais la charge de travail administrative supplémentaire qui tombe sur les épaules des « locaux ». Car un certain nombre de charges ne peuvent être confiées à des collègues présents 1 ou 2 fois par semaine au campus (conseils d’ UFR, directeur d’études…). Je ne jette pas la pierre à mes collègues mais à l’austérité budgétaire qui est responsable de tout ceci, néanmoins, la multiplicité de ces « turbo-profs » dégradent nos conditions de travail et donnent l’impression que certains profs sont des passagers clandestins (ce qui est une réalité et pas seulement une perception). Qu’en pensez-vous ?
Cordialement,
Bonjour,
merci beaucoup pour votre commentaire. Je suis d’accord que l’austérité budgétaire est la principale cause du phénomène que vous décrivez, mais je pense aussi que nous devrions collectivement être plus « résistants » lorsque certaines tâches nous « tombent » dessus : soit en demandant à ce qu’elles soient rémunérées d’une manière ou d’une autre (il me semble que lorsque l’on prend en charge la direction des études, cela s’assortit d’une décharge d’heures de cours, mais qui n’est sans doute pas suffisante) afin que celles et ceux qui les prennent en charge ne se sentent pas lésé.e.s; soit en faisant pression pour que ces charges, en tout cas lorsqu’elles n’ont rien à voir avec de la pédagogie ou de la recherche, soient prises en charge par les personnels administratifs. Par ailleurs, je ne pense pas que les turbo-profs, qui sont souvent davantage contraints à la mobilité qu’ils ne la choisissent, dégradent les conditions de travail des locaux ni ne soient des passagers clandestins. C’est justement contre cette fausse perception que j’essaie de lutter. En effet, ce n’est pas parce qu’un enseignant-chercheur n’est pas sur place qu’il ou elle ne travaille pas pour l’institution: j’ai réalisé par exemple un nombre considérable de tâches (évaluations de projets et de dossiers en tout genre, lettres de recommandations, etc.) à distance, et par ailleurs, lorsqu’il y a une réunion importante à laquelle je ne peux pas assister, je suis toujours disponible et joignable. Mais surtout, il me semble que la visio-conférence devrait être systématisée: ce n’est quand même pas très compliqué (on fait bien des colloques en Visio-conférence). Cela est fait dans certains cas mais pas dans d’autres. Pourquoi ne pas généraliser ce mode de communication et, d’une manière générale, faciliter le télé-travail, y compris pour les locaux? Je pense qu’il y a un grand chantier à ouvrir sur nos conditions de travail et que les nouvelles technologies nous permettraient de résoudre bien des problèmes, et ce à moindre frais. Bien cordialement, et encore merci pour votre lecture
Bravo pour votre billet.
[…] Mais bon, sur ce point je pense que ça dépend beaucoup de la relation qu’on a avec son employeur et avec son […]