Aux Etats-Unis, la température est annoncée en Fahrenheit et, à l’exception de ce week-end, celle-ci n’a pas dépassé les 50 (soit 10 degrés celsius) depuis notre arrivée… La taille est mesurée en inches (un détail important pour les enfants qui souhaitent monter sur les manèges fous de Coney Island et qui doivent dépasser la barre des 48 inches soit 1,20 m) et le poids en pounds (en la matière je pratique le ‘don’t ask, don’t tell’). La distance est calculée en miles, ce qui me permet d’annoncer fièrement un minimum de 3 miles soit 5 km par jour, ne serait-ce que pour aller de chez nous à Columbia. Et enfin, nous n’achetons plus des « litres » d’eau mais des gallons de Poland Spring (l’équivalent monopolistique d’Evian) soit des bidons d’environ 4 litres d’eau…et bien sûr, la version soda existe aussi 😉 Au pays de la démesure, le refus d’adopter le système métrique est une fierté nationale.
Pourquoi dès lors s’être arrêté en si bon chemin, et ne pas avoir inventé une unité new-yorkaise du temps qui passe ? Car depuis notre arrivée, les jours passent comme des heures, et les nuits comme des minutes. Pas le temps ici de faire des insomnies…! A New York, on s’endort et on se réveille tous les jours légèrement fatigués. Ce n’est pas la fatigue lourde et nonchalante d’un lundi matin avant de prendre le train; ce n’est pas non plus la fatigue du jet lag qui vous fait vous réveiller en pleine forme à 4h du matin et tomber de sommeil à 17h. C’est une fatigue difficile à décrire, à la fois légère et diffuse, pas du tout désagréable, et sans doute due à l’agitation permanente de la vi(ll)e ici.
Les journées sont denses. A commencer par celles que nous passons en bibliothèque. Sans avoir jamais trop tenu les comptes de mes lectures, il me semble n’avoir pas lu avec une telle intensité voire frénésie depuis longtemps… Le catalogue des bibliothèques new-yorkaises y est pour beaucoup : tout est là, à tel point que c’en est parfois vertigineux, surtout quand on parcourt les magasins en accès libre.


D’obscures thèses du début des années 1920, jusqu’aux dernières parutions, en passant par des journaux et périodiques en tout genre et en toute langue, on trouve (de) tout. Je dois même avouer avoir éprouvé un léger thrill en ouvrant un Who’s Who belge datant de 1957 pour y trouver la biographie d’un ancien dirigeant patronal (c’est dire si mon Parisien a du mérite…).


Lorsqu’un ouvrage manque à la collection de Columbia, il suffit de le commander et le document vous parvient gratuitement en 48h par le biais du prêt inter-bibliothèques. Enfin, pas besoin d’arriver à l’ouverture pour trouver une place; et sous réserve d’avoir un thermos, personne ne viendra vous réprimander parce que vous buvez un thé en même temps que vous lisez.
Si le travail intellectuel (qui n’est pas un oxymore… !) consomme de l’énergie partout, le fait d’être ici pour faire des recherches, et sans enseigner, ajoute paradoxalement un peu de pression. On voudrait faire honneur à ce temps passé ici, on aimerait être un peu plus inspirée et originale que d’habitude (là, j’attends le mois de juin pour faire le bilan…). Alors on prend le temps de se perdre dans des lectures de fond, on parcourt les rayonnages et les catalogues, on pioche par-ci, par-là, on fait tranquillement l’expérience concrète de l’association libre…

A bien des égards, Columbia est une île dans la presqu’île de Manhattan.Mais même en étant loin, on est constamment rattrapé par le temps des autres, et notamment celui de la France. Pas un jour ne se passe sans qu’en regardant mon téléphone je ne calcule l’heure qu’il est en France. Malgré les six heures de décalage, on tente tant bien que mal de rendre les temporalités compatibles pour communiquer avec les collègues, les amis, la famille et essayer de rester un minimum en phase avec ce qui se passe, surtout compte-tenu de l’actualité trouble du moment. Et lorsque, en plus des grèves et de la réforme des universités, un collègue m’écrit pour me dire qu’au dernier CRIT (« la » compétition sportive annuelle entre les instituts d’études politiques) certain.e.s de nos étudiant.e.s de Sciences Po Grenoble ont déroulé une pancarte « Dachau must go on » et ont abreuvé leurs chants sportifs de slogans antisémites, islamophobes, sexistes et homophobes, j’éprouve l’étrange sensation de vivre dans un double, voire un triple espace-temps…

Et puis soudain on regarde l’heure, et on se dit qu’on n’est pas venue à New-York pour passer sa vie à la bibliothèque, aussi agréable soit-elle, et encore moins devant son ordinateur. Alors on consulte frénétiquement la liste des conférences, des expositions, des concerts, des spectacles de danse, des salons de thé et bars new-yorkais. On s’inscrit à des cours de danse orientale, on se remet à prendre des cours de guitare (à Brooklyn pour faciliter les choses !) et on se met en route.


La route ici, c’est au minimum une heure, à pied, en métro ou en bus, où qu’on aille ! On marche, on se perd un peu mais pas trop car la ville est rectiligne; et dans mon cas, c’est seulement quand j’ai repéré le sud de Manhattan que je retrouve enfin le nord 😉


Norbert Elias voyait dans le temps une fonction d’orientation des sociétés. Sans doute que cette légère « désorientation » ressentie à l’étranger, aussi familier soit-il (je ne vais pas me contredire… !) tient à cet apprentissage d’un temps différent, d’un temps dense, à la fois long pour un « voyage » et court à l’échelle d’une vie. C’est l’apprentissage d’un temps sur lequel on a moins prise, et c’est d’une certaine façon l’apprentissage du très à la mode « lâcher prise »…
Nos hôtes nous avaient prévenus « There is more that you can possibly do ». Mieux vaut ça que le contraire. C’est en grande partie dû à New York, cette ville qui, en effet, ne dort jamais. Mais c’est aussi je crois un effet du voyage, et d’un temps entre parenthèses, dont on sait, même s’il est long, qu’il va se terminer, pas tout de suite mais dans pas si longtemps non plus. C’est un temps qu’il faudrait sans doute « rentabiliser ». C’est un temps dont il faut, « tout simplement », essayer de profiter.
Bonjour,
le paradis sur terre pour les enseignants chercheurs !
Le retour sur la terre de France risque d’être difficile .
Bon les IEP sont débloqués, et puis avec les vacances d’été le calme devrait revenir .
John
Heureusement, plein de belles choses (et de gens ;-)! ) nous attendent en France!
Merci pour la lecture!
[…] soient-elles, une vie à « taille humaine », là où tout semble davantage démesuré et « exhausting » à New […]
[…] Un an pendant lequel je me suis demandée si la « cityzen girl » que j’avais créée dans l’atmosphère new-yorkaise avait encore quelque chose d’intéressant à […]